Publicité intégrée dans les jeux vidéo : un défi pour le droit ?

“C’est gratuit, mais tu regardes une pub.” Derrière cette promesse apparemment anodine se cache un modèle économique qui a profondément transformé l’univers du jeu vidéo. Depuis plusieurs années, la publicité s’est discrètement infiltrée dans les jeux : bannières dynamiques, produits de marque intégrés au gameplay, contenus sponsorisés diffusés par des streamers… Les joueurs sont devenus, souvent sans le savoir, des cibles marketing à part entière. Cette réalité s’inscrit dans un modèle dit « freemium », largement répandu dans le jeu vidéo mobile et en ligne, où l’accès au jeu est gratuit mais monétisé par la présence d’annonces publicitaires. Comme l’indique l’ARPP dans sa recommandation “Communication publicitaire digitale”, l’enjeu central devient alors celui de la transparence de ces pratiques, en particulier lorsque la publicité est intégrée de manière fluide dans l’environnement de jeu.

Avec un chiffre d’affaires mondial qui dépasse celui du cinéma et de la musique réunis, l’industrie vidéoludique attire de plus en plus les annonceurs. L’intégration publicitaire dans les jeux, autrefois marginale, est aujourd’hui omniprésente, notamment dans les jeux en ligne et les applications mobiles gratuites. Cette évolution soulève une question juridique majeure : les pratiques publicitaires dans les jeux vidéo sont-elles suffisamment encadrées par le droit ?

En France, les règles encadrant la publicité sont principalement issues du Code de la consommation, de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), et du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Mais ces textes, pensés pour les médias traditionnels et les sites web, s’appliquent-ils réellement avec pertinence à un univers aussi spécifique et interactif que celui du jeu vidéo ? Le droit est-il encore adapté à ces formes hybrides de communication, qui mêlent immersion, divertissement et stratégie commerciale ?

I. Une publicité qui change de visage : immersion ou manipulation ?

A. Quand le jeu devient un support publicitaire

Le jeu vidéo n’est plus seulement un espace de divertissement : il est devenu un support publicitaire à part entière. Les marques y insèrent leurs produits de manière parfois très discrète, rendant leur message difficile à identifier comme tel.

Le placement de produit est la forme la plus visible : voitures de luxe dans Gran Turismo, baskets de marques dans NBA 2K, ou encore boissons dans Death Stranding. Ces éléments, intégrés au gameplay, visent autant à renforcer le réalisme qu’à promouvoir la marque.

Plus aboutis encore, les advergames sont des jeux créés autour d’une marque : Pepsi Man dans les années 1990 ou les mondes virtuels sponsorisés dans Roblox ou Fortnite, où Nike, Balenciaga ou Coca-Cola organisent de véritables campagnes immersives. Les advergames sont des outils de communication à part entière. Leur assimilation à une publicité nécessite un affichage clair du caractère promotionnel du jeu, au risque d’induire le joueur en erreur sur la finalité du contenu.

Enfin, la publicité dynamique permet d’insérer en temps réel des annonces ciblées selon la localisation ou le profil du joueur. C’est le cas dans FIFA ou NBA 2K, où les panneaux publicitaires évoluent en fonction des données collectées. Ces pratiques, proches du marketing sur les réseaux sociaux, posent des questions juridiques importantes, notamment en matière de protection des données.

Ainsi, à mesure que la publicité se fond dans l’environnement du jeu, elle brouille les repères traditionnels du joueur, et met à l’épreuve les principes de transparence attendus en droit de la consommation.

B. Une intégration qui trouble les repères du joueur

À mesure que la publicité devient plus immersive, elle devient aussi moins identifiable. Dans de nombreux jeux, les éléments publicitaires se fondent dans le décor : panneaux dans un stade virtuel, logos sur les vêtements des personnages, objets de marque utilisés dans le gameplay. Cette intégration brouille la frontière entre contenu ludique et message commercial.

Le risque est d’autant plus grand lorsque le public visé est jeune. Les joueurs, en particulier les mineurs, ne disposent pas toujours des outils critiques pour reconnaître une publicité dissimulée. Or, en droit de la consommation, la transparence est une exigence fondamentale, renforcée lorsque le consommateur est considéré comme vulnérable.

Plus encore, cette confusion peut entraîner une exposition involontaire à des messages commerciaux non désirés, sans consentement, et parfois sans possibilité d’y échapper. C’est ce manque de signalement explicite qui fait débat : le joueur est-il encore libre dans ses choix, ou subtilement orienté ?

Certains auteurs, comme dans le guide « Jeux vidéo & dark patterns » publié par PCS Avocat, alertent sur ces procédés qui, sans être illégaux en soi, pourraient relever de techniques manipulatoires interdites dès lors qu’elles compromettent la liberté de décision du joueur.

II. La publicité, un message commercial soumis à encadrement

A. Les fondements juridiques applicables

En droit français, toute publicité, quel que soit le support, est encadrée par des règles strictes destinées à protéger le consommateur. Le jeu vidéo, bien qu’original dans sa forme, n’échappe pas à ce cadre.

Le Code de la consommation impose des principes fondamentaux : la publicité doit être loyale, non trompeuse et transparente. L’article L.121-1 interdit les pratiques commerciales trompeuses, définies comme celles qui induisent en erreur sur la nature ou les caractéristiques d’un bien ou d’un service. Intégrer une marque dans un jeu sans en informer clairement le joueur peut, dans certains cas, relever de cette infraction.

La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) complète ce dispositif. Son article 20 dispose que toute communication à caractère publicitaire, diffusée par voie électronique, doit être clairement identifiable comme telle. Or, dans de nombreux jeux, les publicités sont intégrées sans mention explicite, sous forme d’éléments de décor ou de mécaniques de jeu. Ce manque de signalement peut constituer une violation du principe de transparence exigé par la loi.

En résumé, même si le support est interactif, les obligations légales restent les mêmes : le joueur, en tant que consommateur, doit pouvoir reconnaître qu’il est exposé à une publicité, et cette dernière ne doit en aucun cas induire en erreur.

B. La publicité ciblée sous l’œil du RGPD

La publicité intégrée dans les jeux vidéo ne se contente plus de s’afficher : elle s’adapte. Grâce au suivi du comportement des joueurs comme le temps de jeu, les interactions, la localisation et les préférences, les éditeurs peuvent personnaliser les annonces affichées dans l’environnement virtuel. Ce ciblage publicitaire repose sur une pratique centrale : le profilage, défini à l’article 4 du RGPD comme toute forme de traitement automatisé visant à évaluer certains aspects personnels.

Or, ce traitement de données, souvent invisible pour le joueur, est strictement encadré. Selon l’article 6 du RGPD, il ne peut être licite que si la personne concernée a donné son consentement libre, éclairé et spécifique. Ce consentement ne peut être présumé ni induit par une simple utilisation du jeu.

La CNIL, autorité française de protection des données, a déjà rappelé que le jeu vidéo, en tant que service numérique, est soumis aux mêmes exigences que tout autre site ou application. Elle veille notamment à ce que :

  • les joueurs soient informés du traitement de leurs données à des fins publicitaires,
  • un réel choix leur soit proposé, y compris la possibilité de refuser,
  • aucune collecte excessive ne soit opérée sans justification.

Des sanctions peuvent être prononcées en cas de non-respect. Par exemple, des éditeurs de jeux mobiles ont déjà été mis en demeure pour absence de consentement dans le cadre de publicités ciblées embarquées.

Ainsi, derrière une expérience ludique apparemment anodine, se cachent parfois des pratiques intrusives. Le droit européen impose donc un cadre rigoureux, mais encore trop peu appliqué dans un secteur où la collecte de données se fait souvent en arrière-plan.

III. Un droit qui tâtonne face à une industrie qui innove

A. Une régulation dispersée, pas encore spécifique aux jeux

Si le droit encadre la publicité en général, il n’existe à ce jour aucun régime juridique spécifique à la publicité intégrée dans les jeux vidéo. Les règles applicables sont empruntées au droit de la consommation, au numérique et à la protection des données, sans qu’un texte dédié ne prenne en compte les spécificités du médium vidéoludique.

Cette absence de cadre clair laisse place à une forme d’insécurité juridique : à partir de quel moment un élément de gameplay devient-il une publicité au sens juridique ? Qui est responsable : le développeur, l’annonceur, la plateforme ? Les textes actuels n’apportent que peu de réponses adaptées.La spécificité du jeu vidéo a été expressément reconnue par la Cour de cassation dans un arrêt du 25 juin 2009 (Cass. civ. 1re, n°07-20.387), qui le qualifie d’œuvre complexe ou composite, mêlant composantes visuelles, sonores et logicielles. Cette qualification juridique appelle une approche adaptée, tenant compte de l’imbrication entre création artistique, technologie et logiques commerciales.

Face à ce vide, certains acteurs misent sur l’autorégulation. L’ARPP (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité) propose des recommandations déontologiques applicables à la publicité digitale, notamment en matière de transparence et de respect du public jeune. Toutefois, ces règles sont non contraignantes et ne s’appliquent que si les annonceurs choisissent volontairement de s’y conformer.

De leur côté, les éditeurs s’appuient souvent sur le système PEGI, qui classe les jeux selon leur contenu et l’âge recommandé. Si cette classification peut prendre en compte la présence de publicité, elle n’a aucune valeur juridique contraignante et n’offre pas de garantie effective en matière de transparence commerciale.Une décision récente du tribunal judiciaire de Paris (7 novembre 2024, n°24/02849) a d’ailleurs mis en lumière l’insuffisance du cadre actuel, en soulignant la difficulté à qualifier juridiquement certains formats hybrides comme les idle games (jeux où la progression se fait automatiquement, avec peu d’interactions du joueur) contenant des éléments promotionnels interactifs.

Ainsi, malgré des initiatives de nature éthique ou commerciale, le droit positif reste lacunaire. L’essor rapide de la publicité dans les jeux met en lumière le besoin d’un cadre plus clair, capable de répondre aux spécificités de ce secteur hybride entre technologie, divertissement et marketing.

B. Le cas particulier des influenceurs et contenus sponsorisés

À côté de la publicité intégrée directement dans les jeux, une autre forme de communication commerciale s’est imposée : celle des contenus sponsorisés diffusés par des influenceurs. Sur des plateformes comme Twitch, YouTube ou Discord, les créateurs de contenu sont devenus des relais essentiels du marketing vidéoludique, souvent en partenariat avec des marques ou des éditeurs.

Or, cette forme de publicité peut facilement échapper à l’œil du spectateur lorsqu’elle n’est pas clairement identifiée comme telle. Des vidéos de test, des parties “découverte” ou des diffusions en direct peuvent, en réalité, être financées, sans que cela ne soit explicitement annoncé. Cette pratique, qualifiée de publicité dissimulée, constitue une infraction au regard du Code de la consommation.

Face à cette tendance, la DGCCRF est intervenue à plusieurs reprises pour rappeler que tout contenu sponsorisé doit être signalé de manière claire, immédiate et non ambiguë. Des mentions comme “partenariat rémunéré” ou “contenu sponsorisé” doivent apparaître de façon visible au moment de la diffusion. Le non-respect de cette obligation peut entraîner des sanctions, notamment en cas de pratiques commerciales trompeuses (art. L.121-2 et suivants du Code de la consommation).

Depuis 2021, la DGCCRF a intensifié ses contrôles, visant particulièrement les influenceurs du secteur du gaming. Plusieurs mises en demeure ont été adressées, soulignant une volonté de renforcer la régulation de cette publicité indirecte, souvent plus percutante pour les jeunes publics que les formes traditionnelles.

Ce cas particulier illustre l’un des défis majeurs du droit face aux nouveaux formats numériques : adapter les principes classiques de transparence à des contenus hybrides, diffusés hors des circuits traditionnels mais à forte influence commerciale.

IV. Quelles évolutions possibles pour encadrer une pub “immersive” ?

A. Faut-il une régulation spécifique pour le jeu vidéo ?

À ce jour, les textes juridiques encadrant la publicité sont pensés pour des supports classiques : presse, télévision, affichage, ou internet. Or, le jeu vidéo ne correspond à aucun de ces formats. Il mêle narration, interaction, immersion et monétisation, dans un environnement où le joueur est à la fois acteur et cible, ce qui complexifie l’application des règles actuelles.

Le droit applicable, essentiellement issu du Code de la consommation, de la LCEN et du RGPD, reste généraliste. Il ne prend pas en compte la manière dont la publicité s’intègre dans l’univers du jeu, parfois comme élément de gameplay ou comme décor réaliste. Cette intégration rend difficile la distinction entre contenu ludique et contenu commercial, et donc l’application des obligations de transparence.

Dès lors, plusieurs juristes appellent à une adaptation du cadre juridique, qui tiendrait compte des spécificités techniques et culturelles du média vidéoludique. Une telle régulation pourrait :

  • définir clairement ce qu’est une publicité “immersive” ou “intégrée”,
  • imposer des règles de signalement spécifiques à l’environnement virtuel,
  • encadrer les pratiques vis-à-vis des mineurs, particulièrement exposés.

Le jeu vidéo est devenu un média autonome, avec ses propres logiques économiques et ses propres risques pour le consommateur. L’enjeu serait donc de sortir d’une approche simplement transposable, pour construire un encadrement plus ciblé, fondé sur la nature interactive et évolutive du support. Cette exigence de clarté est également affirmée au niveau européen, notamment par l’article 25 du Digital Services Act, qui interdit les interfaces manipulatoires ou trompeuses, et invite à repenser la régulation publicitaire dans les environnements numériques immersifs.

B. Des pistes concrètes : vers un encadrement souple mais efficace

Face à la complexité d’une régulation purement légale dans un secteur en constante évolution, plusieurs solutions complémentaires pourraient être envisagées, sans forcément créer de nouvelles lois lourdes à mettre en œuvre.

La première piste consiste à encourager la mise en place de chartes sectorielles, élaborées en collaboration avec les acteurs de l’industrie du jeu vidéo, les régulateurs et les associations de consommateurs. Ces chartes permettraient de fixer des standards de transparence adaptés au gameplay : signalement clair d’un contenu sponsorisé, interdiction de certaines publicités dans les jeux classés pour mineurs, ou limitation du ciblage personnalisé sans consentement explicite.

Dans le même esprit, une autorégulation contrôlée par une instance indépendante pourrait garantir le respect de bonnes pratiques, à l’image de ce que l’ARPP propose déjà pour les médias audiovisuels. Cela permettrait de responsabiliser les éditeurs tout en évitant une intervention étatique trop rigide dans un secteur très créatif.

Par ailleurs, au-delà du cadre juridique, la sensibilisation des joueurs eux-mêmes apparaît comme essentielle. Très peu d’utilisateurs sont réellement conscients de l’influence commerciale exercée dans les jeux qu’ils consomment. Il serait pertinent d’intégrer des outils pédagogiques ou des messages d’information au sein même des plateformes de jeu, afin de favoriser une prise de conscience des enjeux liés à la publicité, notamment chez les publics jeunes.

Ces propositions ne remplacent pas un encadrement juridique de fond, mais elles peuvent constituer un équilibre pragmatique, entre protection des consommateurs et respect de l’innovation dans le secteur vidéoludique.

Conclusion

L’évolution de la publicité dans les jeux vidéo révèle bien plus qu’un simple changement de format : elle met en tension deux logiques difficilement conciliables. D’un côté, une industrie en constante innovation, portée par la créativité, l’immersion et des modèles économiques nouveaux. De l’autre, un cadre juridique encore marqué par des catégories traditionnelles de la publicité, peu adapté à la fluidité et à l’interactivité des environnements numériques.

Certes, les principes généraux du droit de la consommation, de la LCEN et du RGPD permettent de poser des balises. Mais ces textes, pensés pour l’affichage ou les contenus web classiques, peinent à encadrer des pratiques où le message commercial se fond dans le décor, le gameplay, voire l’expérience émotionnelle du joueur. Le droit, en l’état, tâtonne face à un média qui n’entre dans aucune case.

Cela soulève une question de fond : faut-il toujours étendre le droit existant à de nouveaux formats, ou inventer des cadres spécifiques quand les pratiques le justifient ? Le jeu vidéo n’est pas un simple support publicitaire de plus. Il implique une relation active, souvent émotionnelle, entre le joueur et l’univers qu’il explore. Dans ce contexte, l’exposition à la publicité devient moins visible, mais potentiellement plus influente. Cela appelle à repenser les notions mêmes de « consentement », de « transparence » et de « vulnérabilité », à l’aune de cette interactivité.

Plutôt que de multiplier les interdits ou d’imposer une régulation rigide, des solutions hybrides, mêlant autorégulation, transparence renforcée et éducation du consommateur, pourraient permettre un encadrement plus efficace et plus souple. Mais cette approche suppose un effort collectif des éditeurs, des plateformes et des autorités publiques, encore trop peu coordonné aujourd’hui.

Enfin, à l’heure où l’Union européenne multiplie les textes sur les services numériques, comme le Digital Services Act, une réflexion à l’échelle européenne paraît indispensable. Dans un monde globalisé où les plateformes n’ont plus de frontières, continuer à penser le droit national de manière isolée pourrait s’avérer non seulement insuffisant, mais contre-productif.

Le jeu vidéo est un espace de création, mais aussi un terrain stratégique pour les marques. S’il est devenu un levier marketing de premier plan, il est urgent que le droit y retrouve sa place : non pour freiner l’innovation, mais pour garantir que l’immersion ne devienne pas manipulation.

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